Cela faisait déjà plusieurs jours que Necrolumbo ne mangeait plus beaucoup. Cet entretien avec le commissaire Bouldener avait été éprouvant. Avachi sur le sofa du boudoir, fumant cigarillos sur cigarillos, il réfléchissait à la situation bière après bière.
Ce n’était pas vraiment son habitude de boire, ni de se faire sermonner par sa femme pour avoir sorti le chien une fois de trop. Cette fois-ci les pâtisseries n’y pourraient rien. Il avait beau se remémorer le soi-disant incident, cette gamine était vraiment mal élevée.
En attendant les résultats de l’enquête interne il était mis à pied. Nous étions officiellement le troisième jour du déconfinement, et Necrolumbo avait tout fait (avec zèle et succès) pour ne rien avoir à reprocher à personne. Aucune amende, aucune interpellation, aucune violence de métier à signaler. Aussi, ce moment de carrière entaché par les accusations d’une petite morveuse mal confinée, l’avait quelque peu décontenancé.
Il ne tenait plus à l’intérieur. Aussi, il ferait comme d’habitude, aller promener Le Chien au bord de la Vienne.
Il descendit la rue du Puy Lannaud pour rejoindre l’Avenue du Sablard, jusqu’au Pont Saint-Étienne. Il avait l’habitude de prendre, soit par le quai à gauche par la rue de Clos Sainte-Marie, puis passer sous le Pont Neuf, continuer sous le Quai d’Auzette, afin de rallier le Pont Saint-Martial. De là il traversait et reprenait à droite pour revenir par l’autre côté. Rue de la Filature, passer devant l’Apsah, longer le bord de Vienne pour repasser sous le Pont Neuf et rallier de nouveau le Pont Saint-Étienne. Et sinon, et bien il faisait l’inverse en traversant d’abord le Pont Saint-Étienne. De toute façon il y avait des distributeurs de sacs à crottes tout le long, donc le sens n’avait pas beaucoup d’importance.
Il regarda sa montre à gousset, elle indiquait 22h05. Une fois n’était pas coutume, il n’était pas en service, et à deux pas de la maison il y avait le Petit Jourdan, ce troquet emblématique de la ville, qui était sans doute resté coincé dans un film de la Hammer depuis 50 ans. Il ne retraversa pas le Pont Saint-Étienne mais fila sur la rue du même nom en traversant le Port du Naveix, grimpant les vieilles marches médiévales jusqu’en haut de la rue. Quoi qu’un peu baveux, Le Chien suivait bien.
Labellisé « Taverne Underground », le petit J comme on l’appelait communément, était un bar de nuit pour chats sauvages, délinquants en pause boisson, et anthropomorphistes du rock indé. Bref, absolument pas un endroit pour les morveuses faussement MeToo à peine en âge d’être sur les réseaux.
Il poussa la porte et entra dans le sas, avant de pousser l’autre porte pour entrer dans le bar.
— Le Chien est accepté dans l’établissement patron ?
— S’il sait se tenir et qu’il n’écoute pas de l’Indie Pop c’est ok.
— Il n’écoute que la voix de son maître ! Bon d’accord, je dois vous l’avouer, des fois il écoute aussi du classique et sa patronne. Ah, et puis aussi Mark Lanegan et Isobel Campbell.
— Le chanteur des Screaming Trees ? Parfait, vous êtes mon invité star.
— Il fait un temps à déboucher une Duchesse Anne patron.
— J’en conviens.
— On peut avoir une gamelle d’eau pour Le Chien patron ? Vous savez il vient de monter la côte, il n’est plus tout jeune. Et comme me dit souvent ma femme, ne fait jamais quelque chose que tu regretterais si tu ne l’as pas choisi !
— C’est ok inspecteur, c’est ok.
— Ah, vous avez deviné ? Vous me connaissez ?
— Tout le monde vous connais Necrolumbo. Vous êtes le seul flic de Limoges à ne faire chier personne, tout le monde le dit.
— Ah, c’est gentil, je ne savais pas ce que les gens pensaient de moi. Mais ce n’est pas toujours ce qui vous permet d’être aussi juste que ce que vous croyez. Le monde d’aujourd’hui est plein de personnes qui sont capables de vous mettre plus bas que terre alors que vous ne faites que le bien. Mais je ne vais pas vous embêter avec mes problèmes, juste une bonne bouteille de Duchesse Anne, ça ira !
— Au petit J on n’embête personne inspecteur, on accompagne les souvenirs et la mélancolie, on aide les perdus à se retrouver, on donne du carburant aux fatigués de la vie, on dépayse les instants lourds… bref, on se socialise entre désocialisés. J’amène la Sainte Anne, on va la boire ensemble.